lundi 17 novembre 2008

Texte de Yotetsu Tonaki

Texte de l'intervention de Yotetsu Tonaki au séminaire du 21/11/2008

Totalité et infini et Condition de l'homme moderne : pensée du commencement chez Lévinas et Arendt

Introduction

Y a-t-il une convergence entre la pensée qui se veut « éthique », nommée « philosophie première », et marquée par une série de réflexions sur la relation éthique avec autrui et sur la subjectivité passive qui la soutien d’un côté, et d’autre côte la pensée qui vise à réhabiliter la Vita activa mettant au jour l’enjeu de l’action politique dans le monde moderne ? Entre la pensée d’Emmanuel Lévinas et celle de Hannah Arendt, en effet, on trouverait peu de relation réciproque aussi bien sur le plan pratique que sur le théorique. Toutefois, nés en même année (1906) dans une famille « juive », formés tous les deux en phénoménologie (surtout inspirés par celle de Heidegger), ayant subi pendant les années 1930 et 40 la persécution antisémite du national-socialisme, pour développer, après « Auschwitz », leur propre pensée dans un pays autre que leur patrie, les deux penseurs font voir, plus que ces coïncidences empiriques, quelques proximités de pensée au niveau philosophique. L’augmentation des études sur la relation théorique entre leurs pensées suggèrerait la nécessité de penser leurs proximités en se focalisant sur des thèmes détaillés[1].
Pour en faire ressortir quelques unes repérables malgré les différences explicites entre eux, nous nous proposons ici de confronter leurs livres qu’on peut appeler ouvrages principaux de chacun, conçus et publiés à la même époque, c’est-à-dire Condition de l’homme moderne (1958)[2] d’Arendt et Totalité et infini de Lévinas (1961)[3]. Certes, il est très douteux que les deux penseurs en question aient pu se connaître à cette période. Bien qu’il soit probable qu’ils aient reconnu leur intérêt philosophique, surtout sur la pensée de Heidegger, à l’intermédiaire, par exemple, de leur ami commun Jean Wahl[4], on ne saurait supposer quelque communication effective entre eux. Cependant, une lecture subtile de ces deux ouvrages nous fait voir des convergences remarquables au niveau philosophique. Et cela surtout autour de leurs réflexions sur la notion de « commencement », qu’ils exposent l’un et l’autre dans une section où culminent le développement de chaque pensée, c’est-à-dire dans les chapitres conclusifs de la section consacrée à « Action » pour Arendt, et la dernière section de Totalité et infini pour Lévinas. Ce qui nous semble intéressant, c’est qu’ils abordent cette notion de « commencement » en se référant communément au problème de la naissance, à savoir au fait qu’on est né comme enfant (ou « fils » selon Lévinas), bien qu’Arendt la thématise avec la conception de « natalité » et Lévinas avec celle de « fécondité »[5]. Quel est le motif qui entraîne ces deux penseurs à reconnaître l’importance à cette notion de « commencement » et à l’approcher de point de vue d’un avènement d’un enfant ?
Dans ce qui suit, nous commençons par examiner, dans un premier temps, un problème qui s’opposerait à la natalité, c’est-à-dire problème de la mort ou de mortalité/immortalité. Dans un deuxième temps, nous analyserons une certaine conception de l’historicité qu’ils semblent mettre en cause d’une façon tout à fait proche. Cette historicité, qui peut être appelée Histoire fondée sur l’œuvre, est censée dans une certaine mesure offrir une immortalité aux hommes mortels, mais est pensée en même temps comme ce qui constitue un ordre anonyme, ordre contre lequel leurs pensées du commencement montrent l’enjeu remarquable. Ces réflexions mettront au jour finalement l’importance de leurs intérêts communs au commencement, examiné surtout dans son aspect temporel.

1 Question de l’immortalité ou comment « vaincre la mort »

Pour penser le « commencement » à travers la « natalité » et la « fécondité », on ne saurait éviter à penser la mort, comme si penser le commencement de cette manière avait pour but de renverser, ou du moins de mettre en doute, le primat accordé à la mort dans la pensée traditionnelle de la philosophie occidentale. Pour nos deux penseurs en tout cas, la question de la mort se pose comme question de la « mortalité » de l’homme, à savoir, plus précisément, question de savoir comment l’homme mortel peut la surmonter.

Immortalité chez Arendt

Il est vrai que Condition de l’homme moderne postule une primauté de la natalité sur la mortalité. Ce livre annonce déjà dans son premier chapitre l’importance de la natalité. Pour Arendt, « l’action », « activité politique par excellence », est la capacité de « commencer du neuf » et « le plus étroitement liée à la condition humaine de natalité ». Ainsi c’est la natalité, et non pas « la mortalité », qui doit être « la catégorie centrale de la pensée politique » (HC 9/CHM 43).
Toutefois la question de la mort ou de la mortalité est loin d’être sous-estimée. Plutôt, le même livre est pénétré par une série de réflexions sur le fait que les hommes sont par nature mortels et que leurs actions sont tellement fragiles qu’elles sombrent très souvent dans un oubli. La question se pose dès lors comment les hommes mortels peuvent atteindre une sorte d’immortalité. Dans le troisième chapitre du même ouvrage, toujours dans la première section introductive, Arendt dit : « Le devoir des mortels, et leur grandeur possible, résident dans leur capacité de produire des choses – œuvres, exploits et paroles – […]. Aptes aux actions immortelles, capables de laisser des traces impérissables, les hommes en dépit de leur mortalité individuelle, se haussent à une immortalité qui leur est propre et prouvent qu’ils sont de nature ‘‘divine’’ » (HC 19/CHM 55).
En effet, il serait toujours possible de retracer, autour de ce thème commun de « désir d’immortalité » (HC 20/CHM 56), tous les augments de Condition de l’homme moderne : le « travail » qui enchaîne les hommes au processus du temps cyclique sans fin de la vie, l’« œuvre » qui rend possible la durabilité et la permanence du monde, ou bien une sorte de célébration qu’Arendt manifesterait à l’égard des expériences grecques – leur poèmes, les œuvres d’art, la Polis etc., ou bien encore ses remarques critiques sur la vie éternelle du salut chrétien ou celle de la vita contemplativa des philosophes.
Dans tous les cas, ce serait l’œuvre, achevée par la fabrication des hommes mortels, qui est le plus adéquate pour transmettre l’action fragile des hommes à la postériorité. À ce sujet, une remarque qu’Arendt met à la fin de la section dédiée à cette notion est tout à fait intéressante : « les hommes de parole et d’action ont besoin aussi de l’aide de l’homo faber en sa capacité la plus élevée : ils ont besoin de l’artiste, du poète et de l’historiographe, du bâtisseur de monuments ou de l’écrivain, car sans eux le seul produit de leur activité, l’histoire qu’ils jouent et qu’ils racontent, ne survivrait pas un instant » (HC 173/CHM 230). Ou bien, ce serait l’espace public, fondé par les « actions » politiques, et dont le modèle se trouvent dans la Polis grecque, qui correspond à ce « désir d’immortalité » : « ceux qui agissent pourront fonder ensemble le souvenir immortel de leurs actes bons et mauvais, inspirer l’admiration de leur siècle et des siècles futurs » (HC 197/CHM 257).
Mais l’espace public établi par les actions et avec « l’aide de l’homo faber » est-il le seul lieu de l’immortalité ? Quelle est la relation entre un tel « désir d’immortalité » et le commencement comme natalité ? Avant d’analyser ces problèmes, aux quels nous reviendrons plus tard, voyons ce que pense Lévinas sur la mort. Celui-ci pose la question de la mort plus explicitement dans son rapport avec une sorte de natalité, qu’il appelle « fécondité ».

« Triomphe sur la mort » chez Lévinas

Alors que Lévinas ne pose pas la question avec le terme « immortalité », la question de savoir comment les hommes mortels peuvent surmonter la mort ne lui est jamais indifférente. À la différence d’Arendt, qui semble chercher un remède à la mortalité humaine dans l’espace publico-politique, Lévinas souligne la nécessité de « vaincre la mort » ou autrement dit du « triomphe sur la mort » au cours de ses interrogations philosophiques sur « ma propre mort ». Avant de voir Totalité et infini, voyant le contexte où il parle de ces expressions pour la première fois dans un livre paru en 1948, Le temps et l’autre.
Dans ses écrits des années 40, le surgissement du sujet est thématisé, avec le terme « hypostase », comme arrachement à l’enchaînement à l’être anonyme nommé « Il y a ». Et pourtant, défini comme « présent », « libre » et « commencement », ce sujet ainsi né reste « solitaire » et manque de temps. C’est dans ce sujet isolé que la mort, ou au moins sa « proximité », apparaît à travers la souffrance physique éprouvée dans le travail[6]. Selon Lévinas, cette « proximité de la mort » entrevue à travers la souffrance du travail annonce une expérience dans laquelle le sujet, jusqu’alors libre mais isolé, rencontre quelque chose autre que le soi, à savoir l’autre qui est par nature imprévu et indéterminable, et à l’égard duquel le moi n’a aucun pouvoir, aucune capacité de l’assumer. Le mot est donc im-puissant, in-capable à l’égard de cette altérité de la mort[7].
L’expression « vaincre la mort » apparaît pour la première fois dans ce contexte : « Le problème ne consiste pas à arracher une éternité à la mort, mais à permettre de l’accueillir, de conserver au moi, au milieu d’une existence où un événement lui arrive, la liberté acquise par l’hypostase. Situation que l’on peut appeler la tentative de vaincre la mort [nous soulignons] […] ». (TA 66-67). Il est question de savoir donc comment le moi peut rester libre face à cet « événement » de la mort, qui arrive à moi tout à coup, mais qui déborde pourtant tout mon pouvoir.
Cette « événementialité » pour ainsi dire de la mort est reliée, dans Le temps et l’autre, à l’« altérité » de l’« avenir » et d’« autrui ». Ou bien, inversement, c’est à partir de cette « événementialité » que Lévinas précise le caractère d’« altérité » commun à l’avenir et à autrui[8]. Dans tous les cas, « vaincre la mort » n’est pas, chez Lévinas, prévoir quelque vie éternelle après la mort, mais nouer quelque relation avec cette altérité entrevue à travers la proximité de la mort aussi bien que celle de l’avenir et d’autrui. Autrement dit, Lévinas cherche à décrire une modalité d’être du sujet dont le sens singulier n’est pas déterminé ultimement et exclusivement par la mort.
Et c’est précisément sous la forme de la « fécondité » que Le temps et l’autre tente à décrire cette relation avec l’altérité, ce que reprend plus nettement Totalité et infini : « Elle [la vie], dit Lévinas dans Totalité et infini, s’écoule dans une dimension propre où elle a un sens et où peut avoir un sens un triomphe sur la mort [nous soulignons]. Ce triomphe n’est pas une nouvelle possibilité [souligné par Lévinas] qui s’offre après la fin de toute possibilité – mais résurrection dans le fils où s’englobe la rupture de la mort. La mort […] se fraie un passage vers la descendance. La fécondité est une relation encore personnelle, bien qu’elle ne soit pas offerte au ‘‘je’’ comme une possibilité » (TI 27-28). La fécondité, relation « personnelle » avec l’Autre, est donc introduite chez Lévinas pour répondre à la question de la mortalité humaine, comme si elle donnait aux hommes quelque immortalité (que Lévinas nommera « le temps infini »).

2 Histoire comme « processus »/Histoire comme « totalité » : contre le modèle de fabrication

Ainsi les réponses que donnent Arendt et Lévinas à l’égard de la possibilité de dépasser la mortalité humaine se diffèrent l’une de l’autre. Cette possibilité sera à chercher, chez Arendt, dans une dimension lumineuse de la publicité, qu’on pourrait penser sous la figure de la Polis grecque, alors que chez Lévinas, elle sera à trouver dans une dimension non publique mais privée ou intime de la « fécondité » qui transcende « le monde de la lumière » (TI 246). Dans cette optique, la distance qui les sépare est indéniable. Et soulignons pour l’instant des conséquences qui attestent cette distance encore plus clairement.

Critique de la politique et de l’Histoire chez Lévinas

D’abord, Totalité et infini vise même à écarter la « politique » et l’« histoire » de toutes ses enquêtes de « désir d’immortalité ». Certes, Lévinas ne dénie jamais la nécessité de l’« institution politique » : « L’intériorité ne peut remplacer l’universalité. La liberté ne se réalise pas en dehors des institutions sociales et politiques […] » (TI 218); « La liberté ne mordrait donc sur le réel que grâce aux institutions » (TI 219). Ainsi admet-il que l’institution objective de la politique soit établie pour assurer la vie « contre la mort » : l’« ordre public » permet, d’une certaine façon, d’échapper à « la violence et le meurtre du monde » pour « vaincre la mort »[9]. Et pourtant, après avoir admit ainsi la nécessité de la politique qui garantirait une sorte d’immortalité, Lévinas n’oublie pas d’ajouter que toutes les institutions politiques, même si elles soient « universelles » ou « rationnelles », peuvent s’appeler « tyrannie », dans le sens de « tyrannie de l’universel et de l’impersonnel, ordre inhumain quoique distinct du brutal » (TI 219). L’ordre public est appelé « tyrannie » parce que, à la différence de la fécondité qui garderait « une relation encore personnelle », il traite les hommes comme s’ils étaient absents puisqu’il les juge « par contumace », c’est-à-dire de manière impersonnelle. Contrairement à Arendt, selon qui l’« unicité (uniqueness) » de l’homme n’apparaît que dans l’espace public d’apparence, Lévinas proclame que l’ordre public de l’institution politique lui enlève la « singularité » humaine.
On peut indiquer en outre que derrière cette critique lévinassienne de la politique se trouve une autre critique, dirigée contre une conception (de type hégélienne) de l’histoire. Arendt disait que l’œuvre fabriquée par les hommes, en apportant la durabilité et la permanence au monde, est capable de transmettre les actions humaines à la postériorité pour constituer l’histoire. Lévinas serait d’accord avec elle, lorsqu’il dit : « Les événements historiques s’enchaînent dans les œuvres. Des volontés sans œuvres ne constitueront pas d’histoire » (TI 203). Mais cette remarque vise au contraire à rejeter une telle notion d’histoire, à savoir, l’histoire constituée par les œuvres. Citons des phrases qui caractérisent la critique très sévère de Lévinas à l’égard d’une telle notion d’histoire : « L’historiographie raconte la façon dont les survivants s’approprient les œuvres des volontés mortes; elle repose sur l’usurpation accomplie par les vainqueurs, c’est-à-dire par les survivants […] » (TI 204).
Il est indispensable de noter ici que ces critiques lévinassiennes de la politique et de l’histoire, de l’histoire des États accomplie par les « vainqueurs », se fondent sur ses interrogations sur la notion d’œuvre. En effet, il associe toujours le mot « œuvre » lorsqu’il parle négativement de la politique et de l’histoire. Citons quelques phrases à cet égard décisives :

« L’État qui réalise son essence à travers les œuvres, glisse vers la tyrannie et atteste ainsi mon absence de ces œuvres […] » (TI 151);
« Mais la volonté y connaît une autre tyrannie : celle des œuvres aliénées, déjà étrangères à l’homme […]. Il existe une tyrannie de l’universel et de l’impersonnel, ordre inhumain quoique distinct du brutal. […] Le jugement de l’histoire se prononce toujours par contumace » (TI 219-220);
« Dans la vie politique, sans contrepartie, l’humanité se comprend à partir de ces œuvres. Humanité d’hommes interchangeables, de relations réciproques. […] Dans l’histoire – histoire des États – l’être humain apparaît comme l’ensemble de ces œuvres » (TI 274). [Nous soulignons.]

Que l’État et l’histoire sont critiqués ainsi à cause de l’œuvre qui les constitue, cela tient à la conception de l’œuvre que Lévinas développe partout dans Totalité et infini. Selon lui, l’« auteur de l’œuvre, abordé à partir de l’œuvre, ne se présentera que comme contenu » (TI 152); « À partir de l’œuvre, je suis seulement déduit et déjà mal entendu, trahi plutôt qu’exprimé » (TI 151). L’œuvre ne manifeste pas le sujet en tant que tel, « qui » il est (curieusement, non moins qu’Arendt, Lévinas pose la même question de « qui » (cf. TI 152)). Le sens unique du sujet est défini ou jugé à partir de ce qu’il a achevé. À cette trahison inhérente à l’œuvre, Lévinas oppose la droiture de la relation face-à-face avec autrui dans le « langage » ou dans la « parole » (TI 151). Car, alors que l’œuvre ne fait apparaître le sujet qu’« en son absence », le langage rend possible la relation avec autrui où le sujet peut se présenter, peut être « présent » (TI 156f). Autrement dit, tandis que le sujet de l’œuvre n’est mentionné qu’à la troisième personne, c’est-à-dire de manière impersonnelle, le sujet du langage peut s’exprimer « en personne », peut se présenter « personnellement » (TI 203). C’est ce processus de la dépersonnalisation dans lequel l’œuvre constitue un ordre impersonnel et anonyme au détriment de la singularité du sujet, qui est la cible de la critique lévinassienne de la notion d’œuvre, et qui soutient également sa critique de l’État et de l’Histoire.

L’Histoire contestée chez Arendt – l’œuvre et le « processus »


Quant à Arendt, au contraire, comme nous l’avons vu, elle semblait admettre que c’est la « capacité la plus élevée » de l’homo faber, y compris l’historiographe, qui rend possible l’histoire capable de sauver la fragilité de l’action (cf. HC 173/CHM 230). Dans cette mesure, la vision lévinassienne de l’histoire se situe exactement aux antipodes de celle d’Arendt.
Toutefois, cela n’empêche pas de relever une autre vision de l’histoire chez Arendt, c’est-à-dire une vision de l’histoire qu’elle met en cause dans Condition de l’homme moderne et d’autres essais écrits à la même époque. Et cette mis en question fera voir que ce qu’elle conteste n’est pas, au fond, éloigné de ce que Lévinas dénonce sous la forme de la critique de l’histoire des vainqueurs.
À ce sujet, on ne saurait négliger une remarque qu’Arendt enchaîne à la phrase déjà citée sur la nécessité de l’homo faber qui constitue l’histoire : « Afin d’être ce que le monde est censé être, patrie des hommes durant leur vie sur la terre, l’artifice humain doit être un lieu convenable à l’action et la parole » (HC 173/CHM 230 [traduction légèrement modifiée]). Cela voudrait dire, inversement, que, bien que l’œuvre puisse apporter une permanence au monde, il y a souvent des cas où le monde ainsi édifié peut devenir, à défaut de l’action et de la parole sensées, un lieu inconvenable pour les hommes. N’est-ce pas sur ce renversement du monde humain en monde réifié et dès lors inhumain qu’Arendt ne cesse de mettre en question depuis ses Origines du totalitarisme ? Cette mise en question est pratiquée, dans le cas de Condition de l’homme moderne, en tant que la critique de la « substitution du fabriquer à l’agir » ainsi qu’une historicité comme « processus » résultant de cette substitution.
Nous pensons que c’est, chez Arendt aussi, la question de l’œuvre qui est en jeu. Voyons d’abord ce que pense Arendt sur l’œuvre. S’appuyant sur la distinction aristotélicienne de la praxis et de la poiesis, Arendt voit la différence capitale de l’action et de la fabrication en ce que dans le cas de l’action, sa fin (telos) s’identifie avec son acte lui-même, alors que dans la fabrication, la fin existe différemment de l’acte de fabrication pour orienter ou réguler cet acte (cf. HC 196/CHM 255)[10]. En tant que sa propre fin, l’action n’en vise aucune d’autre, tandis que la fabrication d’une œuvre est guidée par la fin qui n’y est pas inhérente (cf. HC 206/CHM 267). En un mot, « le processus de la fabrication est lui-même entièrement déterminé par les catégories de la fin et des moyens » (HC 143/CHM 194 [traduction légèrement modifiée]). Dès lors, si le « qui » chez Arendt, n’est révélé qu’à travers l’action et la parole et non pas avec l’œuvre, c’est parce que celles-là peuvent exposer l’identité unique de l’homme comme telle, alors que l’œuvre n’exprime que l’auteur réifié (HC 184/CHM 240), abordé à partir de son telos. Le sens du sujet agissant consiste dans son immédiateté de l’action et de la parole, dans la coïncidence entre ce qui exprime et ce qui est exprimé, de même que chez Lévinas le « qui » est la façon dont le « visage » s’exprime « en personne ».
À partir de ces réflexions tout à fait proches sur l’œuvre, Lévinas adresse toujours la même critique à la politique et à l’Histoire au lieu de proposer, au moins dans Totalité et infini, aucune pensée « positive » sur le politique et sur l’histoire, alors qu’Arendt, en reconnaissant « la capacité la plus élevée » de l’homo faber, développe la nécessité de l’espace publico-politique ouverte par l’action et la parole distingué du monde édifié par la fabrication. Mais Arendt n’ignore jamais les aspects négatifs du pouvoir de l’action et de la fabrication. Pour Arendt, si « l’aide de l’homo faber » doit être toujours accompagné par l’action et la parole, c’est parce qu’il y a de pire si l’œuvre devient autonome en se mettant à la place de l’action.
C’est cette situation qu’elle met en cause dans le chapitre sur « la substitution traditionnelle du fabriquer à l’agir » (HC §31). Il n’y s’agit pas simplement de la substitution que fait Platon en attachant l’archein, qui devrait désigner « le commencement », au « gouverner » et non pas à l’« agir » (HC 221 sqq). Arendt met en question plutôt la substitution marxienne, à cause de laquelle l’histoire et la politique deviennent un « processus » non pas établi par l’action humain mais fabriqué comme une « œuvre », processus dans lequel l’action unique ou singulier des hommes n’a le sens que dans les catégories caractéristiques de la fabrication de la fin et du moyen (HC 228f)[11].
Ce qu’Arendt appelle « processus », suggéré dans le chapitre suivant (« l’action comme processus ») et développé plus profondément dans ses essais réunis dans La crise de culture, correspond aux deux notions d’Histoire et de Nature[12], et désigne des « systèmes » (HC 232/CHM 297) composés par des flux autonomes et anonymes dont « nous sommes poussés par des forces »[13]. Selon Arendt, ce « processus » comme Histoire trouve l’expression la plus claire dans la vision hégéliano-marxienne de l’Histoire[14]. À partir de Marx en particulier, l’Histoire devient ce que l’on fabrique « comme l’objet d’un processus de la fabrication »[15]. Par rapport à cela, les actions singulières des hommes n’ont de sens que dans son rapport avec la « fin » déterminée dans le « processus » : « Les événements, les actions et les souffrances singuliers n’ont pas plus de sens ici que le marteau et les clous par rapport à la table achevée »[16]; ils ont « cessé d’avoir du sens hors d’un processus universel »[17].

Ainsi comprise, la critique arendtienne de l’Histoire comme « processus », construite comme « l’objet d’un processus de la fabrication », n’est pas si éloignée de ce que Lévinas conteste à l’égard de « l’histoire des vainqueurs », constituée égarement par les œuvres. Lévinas lui aussi mettait en question la situation dans laquelle les individus, « à leur insu », « empruntent à cette totalité leur sens » (TI x), que leur unicité ou singularité se réduit aux « rôles » déterminés dans l’Histoire comme totalité. En effet, on peut dire que l’objectif de Totalité et infini consiste à décrire « un ordre différent du temps historique où se constitue la totalité » (TI 48), ordre capable d’arracher « les êtres à la juridiction de l’histoire » (TI xi) : « Ce n’est pas le jugement dernier qui importe, mais le jugement de tous les instants dans le temps où l’on juge des vivants » (TI xi)[18]. On pourrait évoquer aussi qu’Arendt, à la fin de la première tomme de la Vie de l’esprit, suggérait la nécessité de remettre en question la notion d’histoire du type hégélien c’est-à-dire la notion selon laquelle l’« histoire du monde est le tribunal du monde (Die Weltengeschichte ist das Weltgerichte) ». Il faut, selon Arendt, refuser à cette Histoire « le droit d’être le juge ultime »[19].
On ne saurait certes nier que Condition de l’homme moderne décrit l’espace publico-politique, instaurée et conservée par les actions humaines, en tant que le lieu capable de surmonter la mortalité des hommes, en tant que réponse possible au « désir d’immortalité ». Mais cela ne suffise pas. Car l’action pourra et peut inaugurer, à cause de ses défauts inhérents tels que l’irréversibilité et l’imprévisibilité en particulier, le « processus » qui, en tant que l’Histoire, dénierait en retour l’unicité de chaque homme, en le soumettant aux catégories de la fin et du moyen. Et ce sera dans les notions de « commencement » et de « natalité » qu’Arendt cherche ce qui pourrait « interrompre les processus automatiques » de cette Histoire pour apporter un « ordre différent »[20]. Quant à Lévinas, on verra chez lui aussi que cet « ordre différent du temps historique où se constitue la totalité » se trouve exactement dans sa pensée sur le « commencement », développée autour de la notion de fécondité, laquelle, comme nous l’avons vu, permet d’ouvrir un lieu du « triomphe sur la mort » mieux que les institutions politiques et l’Histoire universelle (cf. TI 231)[21]. C’est dire que Lévinas et Arendt posent la même nécessité de repenser la temporalité différente de celle qui se définie comme le « processus totale » ou comme la « totalité » comme s’ils visaient l’un et l’autre de réhabiliter le modèle de « création » à la place de celui de « fabrication »[22].

3 Temporalité du commencement

Natalité comme commencement chez Arendt

Alors, comment interrompre cette temporalité du « processus », structurée comme le cours linéaire du temps ? Chez Arendt, c’est précisément le « commencement » pensé sous la lumière de la « natalité » qui est censé assumer cette tâche, ainsi que le montrent les deux chapitres sur le pardon et sur la promesse (HC §§33-34), qui concluent la section consacrée à Action.
Pour Arendt, le pardon est « la rédemption possible de la situation d’irréversibilité » (HC 237/CHM 302), ou bien « la seule réaction qui ne se borne pas à ré-agir mais qui agisse de façon nouvelle et inattendue, non conditionnée par l’acte qui l’a provoquée et qui par conséquent libère des conséquences de l’acte à la fois celui qui pardonne et celui qui est pardonné » (HC 241/CHM 307). C’est donc le pardon accordé par autrui qui libère l’homme de ses actes déjà passés et irréparables pour permettre un nouvel acte.
Tandis que le pardon concerne le passé, c’est la « promesse » qui porte sur l’avenir. Selon Arendt, la promesse est un « remède » contre « l’imprévisibilité » de ce qu’on fera, contre « la chaotique incertitude de l’avenir » (HC 237/CHM 302). On ne sait jamais « maîtriser » ou « contrôler » des conséquences de ses propres actions à cause même de la pluralité ou l’anonymat des actions humaines. C’est contre cette « incertitude » de l’avenir que la promesse qu’on fait avec autrui assure une certaine certitude ou continuité qui relie le présent et l’avenir.
Les défauts inhérents à l’action, à savoir l’« irréversibilité » et l’« imprévisibilité », sont ainsi « rachetés (redeemed) » par les « potentialités (potentialities) » que l’action contient en même temps que sont le « pardon » et la « promesse ». Avec ces deux « potentialités », l’action peut interrompre le flux du temps linéaire qui semble s’écouler du passé vers l’avenir, pour commencer, de par ce pouvoir d’interrompre, « quelque chose de neuf ». « C’est la faculté d’agir qui interfère avec cette loi [de la mortalité, « loi certaine d’une vie passée entre naissance et mort »] parce qu’elle interrompt le cours automatique et inexorable de la vie quotidienne […] » (HC 246/CHM 313 [traduction légèrement modifiée]).
Et c’est précisément pour expliciter ce pouvoir inhérent à l’action d’interrompre « le cours automatique et inexorable » du temps ordinaire qu’Arendt évoque la « natalité ». Le fait de la natalité est ce en quoi « s’enracine ontologiquement la faculté d’agir », dit Arendt. Car c’est ce fait qu’un « enfant nous est né » (HC 247/CHM 314)[23], qu’il arrive au monde de façon inattendue, tout comme une « miracle » (HC 178; 246/CHM 234; 314), pour s’y insérer et pour le renouveler, c’est ce fait qui clarifie l’action comme initiative, comme celle qui commence « quelque chose de neuf ».
Mais cette conception du commencement en tant que natalité ne cache pas, nous semble-t-il, une ambiguïté. Alors qu’Arendt veut toujours rapporter cette natalité à sa notion d’action, le lieu de la natalité comme telle ne réside-t-il pas dans une dimension naturelle ou biologique qu’elle attribue moins à l’action qu’au travail, ou bien au moins à une « famille » ?[24] Certes, au cours de sa discussion sur le pardon, Arendt reconnaît l’importance du pardon par l’amour, en disant que c’est l’« enfant », né à travers d’un couple des amants, qui peut « insérer un monde nouveau dans le monde existant » (HC 242/CHM 308). Mais l’amour, ajoute-t-elle, tant qu’il reste une relation intime entre-deux, est « étranger au monde », voire non seulement « apolitique » mais aussi « antipolitique » (HC 243/CHM 309), et c’est pour cette raison qu’Arendt lui oppose le « respect », « une sorte d’amitié sans intimité », capable de garder la relation public avec autrui (Ibid.). Étant donné que c’est Arendt elle-même qui considérait la « famille », « domaine privé », comme « le lieu de la naissance et de la mort » (HC 62/CHM103), la natalité n’est-elle pas à aborder dans son caractère non public ?[25].

Fécondité comme (re)commencement chez Lévinas

C’est dans cette optique que dans la dernière section de Totalité et infini Lévinas aborde le problème de la natalité sous la forme de la fécondité. Le problème de la naissance d’un enfant, ou bien plus précisément de la re-naissance d’un fils comme nous le préciserons plus tard, est examiné chez Lévinas dans son dimension familiale ou quasiment « biologique », même si « la structure biologique de la fécondité ne se borne pas au fait biologique » (TI 283).
Cela dit, tout à fait curieusement, l’argument de Lévinas n’en montre pas moins certaines similitudes avec celui d’Arendt. De même que celle-ci qualifie l’« insertion » par l’ « action » dans le monde d’« une seconde naissance » (HC 176/CHM 233), la naissance d’un « fils » que Lévinas voit dans la « fécondité » est toujours appelé dans Totalité et infini « recommencement »[26] : « Le temps discontinu de la fécondité rend possible une jeunesse absolu et un recommencement, tout en laissant au recommencement une relation avec le passé recommencé […] » (TI 259). En plus, comme cette citation le montre clairement, Lévinas pense aussi que cette sorte de naissance d’un enfant, plus précisément la « jeunesse absolu » d’un fils dans la fécondité permet d’interrompre « le cours automatique et inexorable » du temps ordinaire pour apporter « le temps discontinu ». Comment alors, la fécondité rend-elle possible ce « temps discontinu » ?
Curieusement encore, Lévinas évoque lui aussi le pouvoir du « pardon » pour expliquer une nouvelle manière de la relation avec le passé : « recommencement de l’instant, ce triomphe du temps de la fécondité sur le devenir de l’être mortel et vieillissant, est un pardon » (TI 259). De même qu’Arendt reconnaît dans le pardon le pouvoir de rompre avec la « loi certaine d’une vie passée entre naissance et mort », le pardon chez Lévinas peut apporter un certain « triomphe » sur « le devenir de l’être mortel et vieillissant ». On pourrait remarquer ici l’influence commune de certaines conceptions « judéo-chrétiennes » ou bien leurs confrontations possibles avec la notion hégélienne de pardon. En tous cas, nous limitons à indiquer leur similitude en ce qui concerne la notion de temporalité apportée par le pardon. Le pardon lévinassien libère le moi de l’enchaînement à son propre acte, au passé « irréparable » (TI 259), et inaugure une nouvelle relation avec ce temps passé. C’est cette structure « paradoxale » du pardon qui constitue, selon lui, « le temps lui-même » (TI 260). D’une part, la continuité du temps linéaire s’écoulant du passé vers le présent est coupée par le pardon, et d’autre part, ce même pardon permet de « renouer » (TI 260) de façon nouvelle la relation avec le temps passé. Selon Lévinas, le temps se constitue par cette continuation à travers la discontinuité, réalisée par le pardon.
Quant à l’avenir, par contre, Lévinas ne parle pas, comme le fait Arendt, de « promesse », mais l’aborde toujours dans la perspective de la fécondité. « À la fois mien et non-mien, une possibilité de moi-même, mais aussi possibilité de l’Autre, de l’Aimée – mon avenir ne rentre pas dans l’essence logique du possible. La relation avec un tel avenir, irréductible au pourvoir sur des possibles, nous l’appelons fécondité » (TI 245). Il ne s’agit ni de ce que je pourrai faire ou non, ni de l’incertitude de mes actes futurs comme chez Arendt, mais d’un avenir qui déborde toute la portée du possible, « au-delà du possible » (TI 238) ou im-possible pour ainsi dire, c’est-à-dire d’un avenir pensé sous la figure de, nous l’avons vu, l’altérité radicale de l’Autre. La relation avec un tel avenir est appelée « fécondité » parce qu’elle est pensée comme une relation avec l’Autre nommé « Aimée », c’est-à-dire « le féminin » selon Lévinas.
Et c’est cette structure temporelle de la fécondité qui constitue le mode d’être du moi défini comme (re)naissance en tant qu’un enfant né à travers la relation avec cet Autre-féminin. Le moi, qui, seul, est vieillissant et mortel, renaît à travers la « résurrection » (TI 260) à cause même de sa relation avec cette altérité et recommence à nouveau le temps que Lévinas appelle « temps infini ». C’est donc un tel recommencement au sein de la fécondité qui apporte la « vraie temporalité » (TI 258), en interrompant le temps linéaire et renouant à nouveau ce temps discontinu : « La fécondité continue l’histoire, sans produire de vieillesse; le temps infini n’apporte pas une vie éternelle à un sujet vieillissant. Il est meilleur à travers la discontinuité des générations, scandé par les jeunesses inépuisables de l’enfant » (TI 246); « Il faut une rupture de la continuité et continuation à travers la rupture. L’essentiel du temps, consiste à être un drame, une multiplicité d’actes où l’acte suivant dénoue le premier » (TI 260)[27].

Natalité et fécondité comme matrice du sujet humain

Ainsi, de ce qui précède, peut-on dégager quelques remarques sur ce qu’Arendt tant que Lévinas pense en commun. Pensée d’une part comme la natalité dans laquelle s’enracine l’action comme commencement, et d’autre part comme la fécondité qui structure la temporalité originaire d’un moi[28], la naissance d’un enfant est revendiquée chez l’une comme chez l’autre comme une matrice de la modalité d’être du sujet, qui d’ailleurs demeurerait « vieillissant et mortel », mais qui, en commençant ou recommençant à chaque instant tout comme une naissance ou une résurrection d’un enfant, peut surmonter l’irréversibilité du temps ordinaire et apporte la discontinuité à la continuité de ce temps linéaire en interrompant l’historicité constituée ultimement comme « totalité » ou « processus ». C’est pour cette raison même que l’action est appelée « une seconde naissance » par Arendt, et que la manière d’être du sujet éthique chez Lévinas comme « recommencement » ou « nouvelle naissance ». L’action arendtienne, dans la mesure où elle « s’enracine ontologiquement » dans la natalité, peut apporter des inspirations incessantes et toujours neuves à l’espace public qui d’ailleurs se réduirait au processus réifié. Chez Lévinas, alors qu’il ne parle jamais de l’action, ce modèle du commencement, « résurrection » de la « jeunesse absolue » à chaque instant, désigne la modalité du sujet humaine structurée par cette temporalité du commencement, distincte de celle de la totalité. Le commencement, pensée à partir de la natalité ou de la fécondité, apporte ainsi la catégorie fondamentale à ce que chacun théorise comme la modalité primordiale du sujet humain, action politique pour Arendt, sujet éthique pour Lévinas.

En guise de conclusion

La présente étude s’est limitée à la lecture comparative de Totalité et infini et de Condition de l’homme moderne, et donc n’a pas pu aborder toute l’envergure du problème. Pour conclure, ou plus précisément pour ouvrir des débats à partir de ce que nous avons discuté, remarquons quelques indices.
D’abord, on aurait pu examiner cette thématique du commencement ou plus exactement de la temporalité du commencement en se référent aux sources philosophiques plus ou moins explicites dans les discussions de chacun; pour Arendt, il s’agit bien évidemment de sa conversation constante avec Augustine depuis son premier travail[29]; pour Lévinas, on pourrait se référer aussi bien à la conception husserlienne de la conscience du temps, surtout son débat sur le nunc stans qu’à une certaine conception du « messianisme » dans la pensée juive, à laquelle il n’oublie pas de mentionner, bien que brièvement, à la fin de Totalité et inifini. Quant à ce qu’on pourrait appeler « temps messianique »[30], on aurait pu comparer nos deux penseurs avec quelques d’autres penseurs contemporains, dont notamment Walter Benjamin dans ses Thèses sur la philosophie de l’histoire, et dans une certaine mesure, Jacques Derrida dans ses travaux dans les années 90[31].
Ensuite, le problème que nous venons d’aborder sur le commencement nous semble occuper une place tout à fait importante pour comprendre toute la pensée que développe chacun à sa manière. Quant à Lévinas, il arrive à décrire la subjectivité « éthique » dans sa « passibilité plus passive que toute passivité » qui précède tout commencement ou toute initiative (arché), subjectivité « an-archique » dit-il, alors que, au moment de formuler sa propre « pensée politique » sous la forme de la théorie de la justice, il réaffirme au contraire le commencement comme arché à partir duquel s’établit l’horizon ontologique et politique de la pluralité humaine[32]. La position du sujet éthique, toujours pensé dans sa position du retrait par rapport à l’horizon politique et à l’histoire, devrait être réexaminée dans cette nouvelle constellation. Quant à Arendt, la conception du commencement, proposée dans Condition de l’homme moderne dans sa relation avec la « natalité », sera rattachée dans Essai sur la révolution à l’acte fondateur de l’institution politique, tandis que la même conception sera rattachée, de manière plus philosophique dans ses débats avec un Kafka sur le commencement « entre passé et futur », à la sphère de la « pensée » ou du « jugement », sphère en tout cas distincte de l’horizon d’apparence de la vita activa[33]. Nous ne pouvons que suggérer ces lieux de débat possibles, mais notre présente étude apportera un chantier à partir duquel nous pourrions mieux voir la convergence ainsi que la divergence entre la pensée d’Arendt et celle de Lévinas.

notes

[1] Les plus remarquables sont des suivantes : Fabio Ciaramelli, ‘‘Il tempo dell’inizio. Responsabilità e giudizio in H. Arendt ed E. Levinas’’, Paradigmi, IX, 1991; Jacques Colléony, « L’éthique, le politique et la question du monde. H. Arendt et E. Lévinas », Les Cahiers de philosophie, 15/16, hiver 1992-1993; Fred Poché, Penser avec Arendt et Lévinas. Du mal politique au respect de l'autre, Lyon, Chronique Sociale, 2003; Jacques Taminiaux, « Arendt et Levinas, convergence impossible ? », in A. Kupiec et E. Tassin (dir.), Critique de la politique : autour de Miguel Abensour, Paris, Sens&Tonka, 2006; Martine Leibovici, « Apparaître et visibilité : Le monde selon H. Arendt et E. Levinas », Journal of Jewish Thought and Philosophy, vol. 16, January 2006; Ann W. Astell, ‘‘Mater-Natality : Augustine, Arendt, and Levinas’’, Analecta Husserliana, vol. 89, 2006; Sophie Loidolt, “The ‘Prophet’ and the ‘Histor’: Levinas and Arendt on Judging”, in A. MacLachlan and I. Torsen (ed.), History and Judgment, Vienna, IWM Junior Visiting Fellows’ Conferences, Vol. 21, 2006.
[2] H. Arendt, The human condition [1958], Chicago, The University of Chicago Press, 2nd ed., 1998: tr. fr., La condition de l’homme moderne, edition “Agora”. Nous citons désormais la version anglaise avec le sigle HC et la française CHM.
[3] E. Lévinas, Totalité et infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961. Ce livre sera cité avec le sigle TI
[4] L’existence de Jean Wahl, philosophe français, était indispensable pour la carrière philosophique de Lévinas. Presque tous les articles philosophiques de ce dernier, à partir de « De l’évasion » de 1935 jusqu’à Totalité et infini (dédié à Wahl), étaient publiés avec les soins de Wahl. D’autre part, ce dernier nouait une relation amicale avec Arendt depuis les années 30, c’est-à-dire depuis la vie apatride de celle-ci à Paris et l’époque de réfugié de Wahl à New York pendant la Guerre. En effet, Wahl figure parmi des amis français très proches d’Arendt, qui le voit chaque fois qu’elle visite Paris (cf. par exemple, Hannah Arendt/Heinrich Blücher, Correspondance 1936-1968, tr. fr., Calmann-Lévy, 1999, p. 231, 233, 422). L’article de Lévinas, intitulé « L’autre dans Proust », auquel Arendt fait son unique référence, est paru dans une revue Deucalion (no. 2, 1947), dirigée par Wahl, la même revue dans laquelle celui-ci fait publier également la traduction française des deux articles d’Arendt, « Qu’est-ce que la philosophie de l’existence » et « L’existentialisme français » (il est à ajouter que, dans le numéro 1 de la même revue, il publie l’article célèbre de Lévinas : « Il y a »).
[5] L’importance des notions de « commencement » et de « natalité » chez Arendt est souvent remarquée. Cf. Margaret Canovan, ‘‘Introduction’’, in H. Arendt, The Human Condition, op. cit.; P. Bowen-Moore, Hannah Arendt's Philosophy of Natality, London, Macmillan, 1989 etc. Par contre, on n’a pas prêté assez d’attention à la thématique de « commencement » dans Totalité et infini. Cela dit, Fabio Ciaramelli a déjà montré de manière tout à fait remarquable la convergence de la pensée d’Arendt et celle de Lévinas en mettant l’accent précisément sur la notion de « commencement » et celle de « jugement » (cf. F. Ciaramelli, ‘‘Il tempo dell’inizio. Responsabilità e giudizio in H. Arendt ed E. Levinas’’, art. cit). Cependant cette étude s’intéresse à la notion de commencement dans De l’existence à l’existant de Lévinas et non pas, comme nous voudrions le faire ci-dessous, à celle développée dans Totalité et infini.
[6] E. Lévinas, Le temps et l’autre [1948], 4e éd., Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1991, p. 56. Cité ci-après avec le sigle TA. On pourrait confronter cette discussion sur le travail de Lévinas, avec la pensée tout à fait différence qu’Arendt développe autour de la notion de travail.
[7] D’ailleurs, c’est pour celle raison que Lévinas interprète « l’être pour la mort » heideggérien comme événement de liberté et de possibilité du Dasein devant sa propre mort, et dit, pour la renverser, que la mort n’est pas comme le dit Heidegger « l’impossibilité de la possibilité » mais au contraire « la possibilité de l’impossibilité » (TA 57; 92 n. 5).
[8] « notre relation avec la mort […] est une relation unique avec l’avenir » (TA 59); « Cette situation où l’événement arrive à un sujet qui ne l’assume pas, qui ne peut rien pouvoir à son égard, […] c’est la relation avec autrui, le face-à-face avec autrui, la rencontre d’un visage qui, à la fois, donne et dérobe autrui » (TI 67) ; « Je ne définis pas l’autre par l’avenir, mais l’avenir par l’autre, puisque l’avenir même de la mort a consisté dans son altérité totale » (TA 74), etc.
[9] Cf. Marc Crépon, « Vaincre la mort », Études phénoménologiques, No. 43-44, 2006, p. 53ff.
[10] Cf. J. Taminiaux, « Heidegger et Arendt, lecteurs d’Aristote », Les Cahiers de philosophie, no. 4, 1987; id., « Performativité et grécomanie ? », in id., Sillages phénoménologiques, Bruxelles, Ousia, 2002, p. 95; Etienne Tassin, Le trésor perdu : Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, Paris, Payot, 1999, pp. 290-294. Pour Aristote, voir L’éthique à Nicomaque 1140a-b.
[11] On pourrait montrer qu’Arendt met en question également la politique pensée à partir du modèle de la fabrication, à savoir la politique comme l’œuvre. Sur ce point, voir Etienne Tassin, Le trésor perdu : Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, op. cit., p. 211f.
[12] Or il est à remarquer que chez Arendt les deux « processus » principaux, à savoir « Nature » et « Histoire », correspondent respectivement à ce que les deux régimes totalitaires (nazisme et stalinisme) font leur propre principe. On peut ajouter que chez Lévinas aussi, la critique de la notion de totalité, apportée dans une certaine mesure à travers la critique de la vision hégélienne de l’histoire, est reliée à la critique du « totalitarisme politique ». Cf. E. Lévinas, « Liberté de parole » [1957], in Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 2e éd., 1976; id., « Principes et visages » [1960], in Les imprévus de l’histoire, Montpellier, Fata Morgana, 1994.
[13] Cf. H. Arendt, “What is freedom ?”, in Between Past and Future, introduction by J. Kohn, Penguin Books, 2006, p. 166 [tr. fr., « Qu’est-ce que la liberté ? », in La crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 218]. Cf. aussi “The concept of history” in ibid., p. 61f [tr. fr., p. 83 sq].
[14] Cf. H. Arendt, “The concept of history”, art. cit., p. 77f [tr. fr., p. 104f].
[15] Ibid., p. 79 [tr. fr., p. 106].
[16] Ibid., p. 80 [tr. fr., p. 107].
[17] Ibid., p. 88. [tr. fr., p. 118].
[18] Le moi chez Lévinas arrive à se charger « la responsabilité infinie » suite à la transformation de la peur de sa propre mort en peur de commettre le meurtre (à savoir peur de la mort d’autrui), transformation suscitée non pas dans « le jugement de l’histoire » mais dans ce qu’il appelle le « jugement de Dieu » en face d’autrui (cf. TI 222).
[19] H. Arendt, The Life of Mind, I: Thinking [1971], New York, Harcourt, one volume edition, 1978, p. 216 [La vie de l’esprit, Paris, PUF, vol. I : la pensée, 1981, p. 242]. Dans cette perspective, on pourrait rapprocher la conception arendtienne de la faculté de juger, pensée contre le jugement de l’Histoire, de la thèse lévinassienne qui soutient également la nécessité de « juger l’Histoire » contrairement à « être jugé par l’Histoire ». Sur ce point, cf. Ciaramelli, ‘‘Il tempo dell’inizio. Responsabilità e giudizio in H. Arendt ed E. Levinas’’, art. cit.; Loidolt, “The ‘Prophet’ and the ‘Histor’: Levinas and Arendt on Judging”, art. cit.
[20] ‘‘What is freedom?’’, art. cit., p. 167 [tr. fr., p. 219].
[21] Remarquons que Lévinas établit explicitement une alternative entre l’institution politique et la fécondité, comme si ces deux modalités possédaient l’une et l’autre une certaine fonction similaire. En distinguant « mon être politique de mon être religieux », Lévinas dit : « La soumission à la tyrannie, la résignation à la loi universelle, fût-elle raisonnable, […] compromet la vérité de mon être. / Il nous faut donc indiquer un plan à la fois supposant et transcendant l’épiphanie d’Autrui dans le visage; plan où le moi se porte au-delà de la mort et se relève aussi de son retour à soi. Ce plan est celui de l’amour et de la fécondité […] » (TI 231).
[22] Autrement dit, tout se passe comme s’ils assumaient le problème de l’opposition de la « fabrication » et de la « création », discuté longuement dans la tradition de la pensée occidentale. Indiquons à ce sujet qu’Arendt ainsi que Lévinas prêtent l’attention sur cette opposition déjà dans leurs premiers travaux. Cf. H. Arendt, Love and Saint Augustine, ed. by J. V. Scott and J. C. Stark, The University of Chicago Press, 1996, p. 71; E. Lévinas, « L’actualité de Maïmonide » [1935], in C. Chalier et M. Abensour (dir.), Emmanuel Lévinas : Cahier de l’Herne, pp. 143f.
[23] Cette citation, dernière phrase qui conclut tout le chapitre sur l’action, est tirée, comme le précise Arendt, de l’oratorio de Haendel Le Messie (Cf. H. Arendt, Denktagebuch, München/Zürich, Piper, Bd. I, 2003, p. 208 [tr. fr., Journal de pensée, Paris, Seuil, vol. I, p. 231]; H. Arendt/H. Blücher, Correspondance 1936-1938, op. cit., p. 246). Or il est à noter que cette phrase ne se trouve nullement dans les « Évangiles (Gospels) » comme le dit la version anglaise de Condition de l’homme moderne (HC 247/CHM314), c’est-à-dire dans le Nouvel Testament, mais dans Isaïe (9, 5) (cf. Susannah Y. Gottlieb, Regions of Sorrow: Anxiety and Messianism in Hannah Arendt and W. H. Auden, Stanford University Press, 2003, chap. 3). Selon les commentateurs, cet « enfant » dans Isaïe ne désigne pas de naissance effective de quelque enfant, mais une intronisation d’un Roi d’Israël, qualifié parfois de « messie ». Curieusement, Lévinas se réfère lui aussi à Isaïe (49), lorsqu’il dit dans Totalité et infini : « Mon enfant est un étranger » (TI 245).
[24] Pour le caractère « biologique » de la natalité chez Arendt, voir Françoise Collin, L’homme est-il devenu superflu ? Hannah Arendt, Paris, Odile Jacob, 1999, chap. 5 : « Pluralité et natalité ».
[25] La même remarque pourrait être adressée à la figure favorite d’Arendt, « Jésus de Nazareth ». Homme de pardon, Jésus ne reste-t-il pas, dans la mesure où son pardon s’accomplit ultimement par l’amour, en dehors de l’espace public ? La non-publicité de Jésus est plus explicite lors qu’Arendt, en l’évoquant, parle de la bonté invisible (cf. HC 75/CHM 116-117). Cette équivocité – la non-publicité du commencement en tant que natalité et la publicité du commencement en tant qu’action –, tiendrait au fait que dans Condition de l’homme moderne Arendt rattache le commencement à l’action qui est principalement publique. Ne faudrait-il pas distinguer « l’action comme commencement » de « la natalité comme commencement », c’est-à-dire le pouvoir de commencer quelque chose de neuf du fait lui-même de ce commencement ? En effet, dans des textes ultérieurs où Arendt parle du commencement (surtout la préface à La crise de la culture et le dernier chapitre de La pensée), le commencement est pensé sous la lumière de la faculté de penser, qui consiste à se retirer de l’espace public de l’action. Il s’agirait ici non seulement de Jésus mais aussi de Socrate.
[26] Il s’agit, comme Lévinas l’a précisé dans De l’existence à l’existant, de la « nouvelle naissance » (E. Lévinas, De l’existence à l’existant [1947], Paris, Vrin, 1984, p. 157).
[27] On pourrait dire, en soulignant dans cette citation les expressions « drame » et « une multiplicité d’actes », qu’il s’agisse chez Lévinas aussi les actions plurielles en tant que « drame » telles que les dit Arendt. Toutefois, on ne saurait négliger à ce sujet une note que Lévinas ajoute dans la préface à Totalité et infini. Il y dit que, pour désigner des « événement » qu’il veut décrire dans la section sur la fécondité, il convient de reprendre « le terme de drame au sens où Nietzsche voudrait l’employer lorsque à la fin du Cas Wagner il déplore qu’on l’ait toujours à tort traduit par action » (TI xvi, en note). Selon Nietzsche, le terme drame, loin de désigner « action (Handlung) » ou « faire (Tun) », devait signifier un « fait accompli », « événement (Geschehen) » et « histoire (Geschichte) » (F. Nietzsche, Der Fall Wagner, in Nietzsche Werke, Kritische Gesamtausgabe, Bd. 6-3, Berlin, Walter de Gruyter & Co, 1969, p. 26 [Le cas Wagner, in Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, t. VIII, p. 38]). Lévinas voulait employer ce terme drame au sens de l’événement ou de l’histoire et non au sens de l’action ou du faire, mais il dit y renoncer « à cause de l’équivoque qui en résulte » (alors qu’il ne renonce pas toujours). Par contre, c’est en requérrant à Poétique d’Aristote qu’Arendt parle de l’action comme drame, pour suggérer l’importance de l’action « théâtrale » définie comme mimesis (cf. HC 187). Dans cette mesure, leurs visions se diffèrent radicalement. Et pourtant, on pourrait dire que l’attention d’Arendt ne se limite pas à l’action « mimetique » en quelque sorte mais porte plutôt sur ce qu’on peut appeler avec juste titre « événement ». En effet, dans son Journal de pensée, elle parle de l’importance de la notion d’« événement » différente d’une simple action : « l’action accomplie devient l’événement (Geschehen) – mais de telle sorte que l’événement est plus originel que le faire […] » (H. Arendt, Denktagebuch, op. cit., vol. I, 2003, p. 65 [tr. fr., Journal de pensée, op. cit., vol. I, 2005, p. 82]); et Arendt de dire dans un autre cahier : « Événement-advenir-fait : chaque événement survient au sein de contexte de ce qu arrive dont il interrompt le cours quotidien routinier, « nécessaire », c’est-à-dire prévisible » (Ibid., p. 326 [tr. fr., p. 354]). Dès lors, ce qui est en question ne serait pas, chez l’un comme chez l’autre, telle ou telle modalité de l’action ou du faire mais précisément l’« événement » que Lévinas voulait indiquer avec le terme « drame » et « l’événement » qu’Arendt voit interrompre « le cours quotidien routinier ».
[28] Il s’agit de ce que Lévinas appellera plus tard « diachronie ». En effet, Lévinas arrive à formuler, dans la préface écrite en 1979 pour la nouvelle édition du Temps et l’autre, que : « ce qui est dit, enfin, du rapport à autrui, au féminin, à l’enfant de la fécondité du Moi, modalité concrète de la diachronie » (TA 13).
[29] À ce sujet, voir surtout Jean-Claude Eslin, « Le pouvoir de commencer. Hannah Arendt et saint Augustin », Esprit, oct. 1988 et aussi une étude très intéressante d’Ann W. Astell, ‘‘Mater-Natality : Augustine, Arendt, and Levinas’’, art. cit.
[30] Cf. notamment, Gérard Bensussan, Le temps messianique, Paris, Vrin, 2001. La question de messianisme chez Lévinas et chez d’autres penseurs d’origine juive constitue la cible de plusieurs travaux. Voir Susan A. Handelman, Fragments of Redemption: Jewish Thought and Literary Theory in Benjamin, Scholem and Levinas, Indiana UP, 1991; Stéphane Mosès, L’ange de l’histoire, Paris, Seuil, 1992; Pierre Bouretz, Témoins du futur, Paris, Gallimard, 2003; Martin Kavka, Jewish Messianism and the History of Philosophy, Cambridge UP, 2004.
[31] Cf. surtout J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.
[32] Cf. E. Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974, chap. 5.
[33] Cf. H. Arendt, « Préface » à La crise de la culture, op. cit.; La vie de l’esprit, op. cit., vol. I, §20.

dimanche 16 novembre 2008

Texte d'Antonio Caselas

HANNAH ARENDT À L’ÉPREUVE DE LA BIOPOLITIQUE


Présentation.

La révélation de la consonance entre la pensée d’Arendt et les paradigmes conceptuels de la biopolitique devra prendre en compte une réflexion sur les dispositifs pas toujours explicites de cette pensée, comme c’est le cas des raisons qui déterminent le passage de la radicalité du mal à l’affirmation de sa banalité, la configuration du régime de la violence et des modalités de l’existence des individus dans l’univers social qui désigne l’essence de la politique. Cette existence politiquement qualifiée, qui peut être associée à un régime d’organisation politique de la vie, s’exprime surtout par la célèbre expression vita activa. Ces indices de la proximité entre la pensée d’Hannah Arendt et l’univers de la biopolitique pourraient être désignés comme des structures ou des dispositifs qui ne se confondent pas avec le simple ordre factuel. La possible sphère d’indétermination ou d’imprévisibilité que ces dispositifs peuvent contenir ou assurer constitue également une marque importante de l’univers biopolitique et n’est pas incompatible avec ses paradigmes en vigueur. Il s’agit donc de penser la façon dont ces dispositifs structurent la relation de la vie avec le domaine social et avec l’organisation politique de la société.

Quels indices signalent et rendent explicite la relation déterminante entre les dispositifs politiques et sociaux et la vie, afin de dépasser les limites d’une simple relation générique ? Dans quelle mesure cette relation peut-elle s’insérer dans l’univers conceptuel de la biopolitique ? La réponse à ces questions permettra de réorienter la pensée d’Hannah Arendt vers un paradigme qui s’éloigne de la sphère d’influence des modèles classiques de la philosophie politique : dans cette éventualité, la paire conceptuelle liberté / oppression ou autorité / anarchie ne serait pas la seule concernée, la principale concernée étant la paire vie / souveraineté. Le fait d’examiner la façon dont cette dernière paire peut devenir une catégorie autonome et suffisamment exemplificatrice pour se transformer en paradigme dans la pensée de l’auteur pourra être une contribution à la réalisation de notre objectif.

Il ne s’agit pas d’insérer la pensée d’Arendt dans l’un des moules d’un quelconque système de philosophie politique actuel, mais de la confronter à ses contributions afin d’examiner la relation entre l’univers politique et la vie.

Nazisme, violence et biopolitique.

Le jugement d’Eichmann donne à Hannah Arendt l’opportunité de réexaminer sa thèse (présente dans l’œuvre Les Origines du totalitarisme[1]) sur la radicalité du mal et inaugure également une réflexion postérieure sur la responsabilité étique qui assume un caractère presque obsessif. « Il "défit la pensée", dit-elle, parce que la pensée peut saisir la profondeur, aller jusqu’à la racine des choses, et quand elle s’occupe du mal, elle est frustrée car elle ne trouve rien », écrit-elle dans une lettre à Gershom Scholem. Dorénavant, il semble que le sens d’une profondeur, qui pourrait être (du moins en partie) désoccultée par la pensée, soit perdu. Sa banalité, au contraire, défit la pensée. Elle l’instaure au seuil de la fragilité et de l’impuissance. La thèse de la banalité du mal, difficilement compatible avec les caractéristiques distinctes de l’humain, semble lui enlever toute sa force.

L’Holocauste nazi conserve intact, et actuel, son statut de paradigme du mal malgré la nécessité, toujours plus grande, de penser la violence fondamentaliste de base, essentiellement religieuse, comme l’une des expressions de cette réalité. Cependant, si la différenciation nécessaire entre ces deux formes extrêmes de violence contre l’humain n’est pas l’objet de ce travail (qui se consacre surtout à la pensée d’Hannah Arendt), nous devons tout de même intégrer la violence terroriste dans notre abordage biopolitique et contemporain du mal et dans la réflexion autour de ses répercussions. De la même façon, nous n’analyserons pas le caractère éventuellement réducteur de la référence à ces deux formes, en tant que catégories maximales du paradigme évoqué, en ignorant d’autres phénomènes extrêmes également concernés.

La période historique complexe, connue par l’Europe pendant un peu plus de 12 ans, constituera un défi permanant à notre capacité d’explication rationnelle. Ce sont des personnages et des événements difficilement imaginables qui font partie de ce mystère. Avant de suivre le parcours, pour ainsi dire « phénoménologique », du paradigme du mal qui sert de référence à la pensée d’Hannah Arendt (expression d’une idéologie qui, malgré le fait qu’elle soit primaire et alimentée par des sentiments élémentaires, est philosophiquement intéressante), on peut s’interroger : comment penser, le bien par opposition au mal ? Cette notion jouira-t-elle de l’opérativité réflexive d’un ordre similaire à celui du mal, c’est-à-dire en utilisant les notions de radicalité ou de banalité ?

Le bien et l’action éthiquement qualifiée semblent se soustraire au caractère ostentatoire d’une conduite socialisée : « Quand la bonté se révèle ouvertement, ce n’est déjà plus de la bonté, bien qu’elle puisse encore être utile en tant que charité organisée ou comme acte de solidarité ». Cela pourrait favoriser son aspiration à la radicalité ou, tout du moins, à sa radication dans une intentionnalité originale, indépendamment de la référence chrétienne ou christianisée du concept. L’expression de cette radicalité ou, si l’on préfère, de sa banalité est compatible avec l’affirmation d’un certain optimisme d’Arendt quand il s’agit de déterminer l’action éthiquement qualifiée : la volonté, qui a pour condition le fait d’être libre, permet de choisir le bien indépendamment de l’inévitabilité du conditionnement de l’action humaine. En ce sens, on peut caractériser cet optimisme dans l’affirmation de la libre action qui s’éloigne du mal, qui le refuse et qui, pour cette même raison, permet de nier la dimension tragique de celui-ci.

Le mal décrit à partir de l’Holocauste (dont nous n’évoquerons que quelques figures essentielles) s’est constitué comme un génocide administratif[2] complexe de caractère biopolitique. La mécanisation et la planification de l’extermination, concrétisée par le travail massif des usines de production de cadavres, met en lumière son côté le plus choquant. Néanmoins, le mal s’est également manifesté dans la persécution, l’humiliation et l’oppression de ceux que nous pouvons considérer, par rapport à tous les autres, comme des victimes : les Juifs, les minorités, les inaptes, les handicapés, les réfugiés, les exclus. Sa manifestation extrême a dépassé les limites prévisibles de la souffrance et de l’élimination physique.

Arendt fait clairement référence à l’indicateur biopolitique, qui est devenu déterminant dans la configuration du mal en tant qu’extermination calculée : « (…) Tous ont commencé à mourir ensemble (…) réduits au plus petit dénominateur commun de la vie organique, noyé dans l’abîme le plus sombre et le plus profond de l’égalité primaire ». Les usines de cadavres semblent enlever leur sens moral et juridique à la culpabilité et à l’innocence. Elles rendent presque absurde la maximisation du crime et de la transgression. Elles renvoient leurs effets vers la profondeur abyssale de l’incompréhension, qui ne semble obéir qu’à une logique asservissante de destruction compulsive. L’impossibilité de dépasser ou de sublimer ces effets[3] nous révèle sa nature et son terrible impact. La rupture du lien entre une culpabilité supposée et les crimes commis vide complètement de son sens toute rationalité explicative. La radicalité des crimes coexiste avec ce vide et, avec celui-ci, le sens d’une juste réparation disparaît également. Nous pouvons défendre une justice relative, juger les crimes et les criminels, mais à condition de suspendre (d’une façon presque pragmatique) la prétention de réaliser d’autres finalités plus étendues : « L’objet d’un jugement est de faire justice, rien de plus ». Mais peut-on se limiter à ce seul objectif face à ce type de crimes ? L’idée de la banalisation du mal semble conditionner cette entente autour de la justice possible dans son mode de réparation, mais ne change pas sa profondeur au moment où l’on est confronté à ses effets. Tel qu’il se présente à la pensée, le mal nazi fait appel à la pratique d’une justice possible qui sait que la punition sera toujours en deçà de sa réalité maléfique[4]. La terreur et la logique propre de l’extermination ont fait leur chemin malgré le caractère évidemment anti-utilitaire du processus. Les dommages causés à l’économie nazie et à l’effort de guerre par les exécutions de masse ont été obstinément ignorés par les dirigeants nazis et en particulier par Himmler. La phase finale de la terreur devait continuer malgré son apparente inutilité.

L’organisation politique nazie, basée sur la terreur, allait vider de leur sens les critères exclusivement basés sur la nationalité pour s’appuyer finalement sur une domination exercée par les élites ou groupes idéologisés ; ainsi, ce qui serait en cause dans le développement de cette politique de violence inconditionnée, ce serait la domination et l’annihilation exercées à partir de leur interconnexion avec la violence instrumentale. L’affirmation du pouvoir sous la forme d’une domination sans frontières finirait par s’imposer également aux membres de la population originaire de l’idéologie dominante. L’instrumentalisation de la violence permet de révéler la finalité et la concrétisation des mécanismes (ou dispositifs) du pouvoir politique. La violence qui se désagrège de ce pouvoir finit par perdre tout son sens et sa vitalité. La violence doit également se soumettre à certains mécanismes afin d’assurer la viabilisation du pouvoir et la transformation révolutionnaire des formes avec lesquelles elle établit et cristallise la pluralité. La favorisation des régimes de violence extrême ou de terreur face au moyen de l’atomisation de la réalité sociale constitue l’un des indices de la perte du sens de la finalité à laquelle la violence doit se soumettre. Arendt affirme clairement que cette désagrégation (qui cause l’affaiblissement de l’organisation politique) provoque même l’instauration d’un régime de violence plus radical. L’effet paradoxal de l’affaiblissement des liens qui relient la violence aux dispositifs politiques et sociaux du pouvoir peut être énoncé de la façon suivante : la radicalisation de la violence accentue son absence de racine. Sa pratique extrême révèle de façon plus flagrante son illégitimité. L’équilibre, la cohésion, l’organisation politique et la tâche de la pacification sociale dépendent du contrôle de cette possibilité d’irruption extrême de la violence, qui détermine son éloignement des véritables finalités politiques de la société.

L’imprévisibilité de l’action et de l’urgence de la violence, mais également la présence de la mortalité (ou de la finitude) dans toutes les phases du parcours existentiel, expliquent, dans une certaine mesure, la nécessité du contrôle ou de la tentative de régulation de ses effets. C’est vers ce devoir que convergent les orientations qui émanent de l’univers pluriel de la citoyenneté. Le désintérêt de base pour la vie et pour la survie n’appartient pas au passé, comme le démontrent événements politiques récents, et cette notion a permis d’actualiser l’inquiétude face à la répétition des formes de déshumanisation.

La signification politique ou biopolitique de la conscience de la finitude réside dans le fait de considérer la possibilité de surmonter la dimension individualisée pour prendre ensuite en compte le fait biologique de la mortalité en tant qu’indicateur de la permanence de la réalité sociale. Il ne s’agit pas considérer la simple survie de l’espèce mais la perpétuation de l’opérativité de la dimension politique. La mort et la menace de la survie disposent d’un horizon limité dans l’existence atomisée ; elles ne pourront s’assumer comme une réalisation de l’expérience politique qu’en tant qu’indicateurs insérés dans une finalité qui se superpose aux objectifs et aux aspirations individuelles. Si elle appartient à une existence individuelle, la conscience de la mort est restreinte à la perception de la disparition de l’individu et non au renforcement de la pluralité. La permanence de l’action se dresse contre la mort individuelle et, en ce sens, peut contribuer à la compréhension du sens biopolitique que nous nous efforçons de cerner.

Les mécanismes de l’organisation politique qui régulent les relations de pouvoir et, quelquefois, de domination, sont des mécanismes strictement politiques et ils se distinguent à la moindre utilisation de la force et de la violence ; ces mécanismes sont politiques et, à la limite, biopolitiques dans la mesure où ils déterminent les conditions de vie, d’existence, de conservation, de survie ou d’annihilation. La supériorité de ces mécanismes réside dans leur affirmation à un niveau plus élevé (et, parfois, imperceptible) de contrôle. Dans les cas extrêmes, on peut constater qu’ils englobent la décision sur la vie et la mort des individus, des groupes, des ethnies, des populations. Le mode de gestion de cette organisation et de ce pouvoir sur les individus s’éloigne de l’apparente irrationalité de la violence. La signification politique de cette organisation est un indice sur la conjugaison des individus dans une pluralité et ce critère de détermination politique est toujours présent, même dans les situations où il existe une apparente domination unilatérale.

Au moment où l’on constate cette association avec entre les mécanismes politiques et la violence, aussi bien dans ses formes atténuées et régulées que dans ses modes de radicalisation, quel sens peut avoir l’affirmation la plus mesurée d’Hannah Arendt selon laquelle la violence ne semble exister qu’à cause de l’absence d’autres dispositifs stratégiques qui permettent de résoudre les dissensions entre les hommes, les états et les pays ? Cette thèse n’est-elle pas sujette à un optimisme démenti par la réalité ? Est-ce à peine une hypothèse en voie d’être confirmée par une transformation extraordinaire de l’ordre factuel ? Ce que nous constatons, justement, c’est l’interconnexion déjà signalée et l’effet du mal et de la violence sur les autres ; effet qui doit être sanctionnable afin de permettre une responsabilisation éthique et politique.

Sans remettre en cause la responsabilisation collective (toujours difficile à contrôler juridiquement et sans efficacité du point de vue du jugement éthico-politique et de ses implications pratiques), il est urgent de déterminer les conditions dans lesquelles il est possible d’émettre un jugement sur les contributions individuelles dans l’action politique. Les frontières possibles du jugement éthique, qui ne peuvent être restreintes aux difficultés spécifiques inhérentes à son expression juridique (sanctionnée, à travers une procédure, par les formes inhérentes à chaque système juridique), doivent faire partie intégrante de la réflexion sur la mal, de façon à éviter la dissémination ou même l’annulation du sens de la responsabilité. Arendt entend précisément éviter cela quand elle défend qu’il faut dénoncer la stratégie de la déresponsabilisation des criminels nazis quand ils soutiennent que leurs actes doivent être vus comme « impersonnels » : « (…) Le plus grand des maux qui peut être perpétré, c’est celui qui n’est commis par personne, c’est-à-dire par des humains qui refusent d’être des gens ». Ce que l’on prétend, avec cet appel à l’ordonnancement de la conduite individuelle dans le système politico-idéologique, c’est dissoudre la responsabilité individuelle. Suspendre les qualités personnelles et la qualification éthique des actions des individus qui sont intervenus dans ce système afin de les immuniser contre les sanctions éthico-juridique. Ce risque, qui est dû à « l’indicible horreur » des actes criminels des nazis et de ceux qui ont été poussés à les commettre, permet à la responsabilisation collective d’absorber et d’annuler la responsabilité individuelle. L’inefficacité ou même la déroute inévitable du jugement, imposée par ce risque, devient évidente : « Il n’y a pas de culpabilité ou d’innocence collectives ; la culpabilité et l’innocence n’ont de sens que lorsqu’elles s’appliquent à des individus ». L’inévitabilité de cet échec coexiste, d’ailleurs, avec une autre inévitabilité : celle qui est transmise par l’argumentation des criminels, selon laquelle la responsabilité des actes est, par elle seule, sans importance ; d’après eux, ce qui doit être pris en compte, c’est le fait que ces actes soient devenus, d’une façon ou d’une autre, inévitables, pouvant ainsi avoir été commis par tout individu subordonné au même contexte ou au même système politique. Cependant, aucune nécessité administrative ou bureaucratique liée au système politique ne pourra exempter les individus de leur responsabilisation en justifiant de cette façon des allégations qui remettent cause ou qui réfutent le sens de la justice. La responsabilisation éthique doit confluer avec la responsabilisation politique, car on ne peut pas envisager une séparation plus ou moins artificieuse entre la conduite individuelle et l’action politique. Le fait que le système politique libère l’individu des indicateurs et des caractéristiques strictement éthiques (qui ont un intérêt pour l’évaluation de sa conduite) ne peut impliquer sa déresponsabilisation. Ce fait doit s’appliquer à l’action politique indépendamment du type de régime ou de système et même de sa légitimité. La nature des actes criminels ne peut pas non plus être tronquée et ses implications atténuées ou déculpabilisées à cause des conditions concrètes de conflit ou de guerre. Et le meilleur argument n’est pas la prévisibilité de sa perpétuation mais la correction de principe : ces actes porteront toujours atteinte à l’humain et seront toujours condamnables par l’acte de juger. Selon Arendt, l’acte de juger est proche de l’acte de penser ou de la pensée. C’est précisément cette raison qui, souvent, la pousse à dire que l’échec du jugement éthique ou moral équivaut à l’échec de la pensée. C’est cette conception qui est à l’origine de la façon presque théâtrale dont elle nous présente Eichmann : comme quelqu’un qui ne pense pas ou qui pense mal, justifiant ses actes de façon pathétique[5]. Arendt ne conçoit et n’accepte pas l’engagement dans des actes criminels pour des raisons ou des motivations automatiques ou pour une vertu paradoxale d’obéissance qui a conduit les criminels à déshumaniser « l’autre ». Pour elle, cette participation découle toujours d’une initiative de celui qui agit ; l’obéissance se transforme en appui et en consentement.


Evolution, précarité et permanence.

Peut-on considérer les indicateurs historico-temporels comme des catégories biopolitiques ? Le mouvement historique et l’évolution des différentes sphères qui traversent et conditionnent l’existence humaine mettent en lumière le jeu dialectique ou l’articulation complexe et à plusieurs niveaux de ce qui est commun et privé, de ce qui est public et de ce qui est protégé par l’espace intime. Selon Arendt, la forme du social émerge presque de façon inexorable : elle marque de façon décisive la future existence de la vie commune qui atteint sa visibilité maximale dans le politique. L’activité humaine dépasse les limites de l’action, c’est pourquoi ce que l’homme ou l’être humain est capable de faire va au-delà de la détermination concrète des finalités strictement communautaires. L’espace de la mondanéité se transforme en un territoire d’expériences communes dans lequel s’inscrivent les modalités privées et subjectives (strictement individuelles) de l’existence des individus en société. L’organisation sociale qui s’est progressivement établie à partir de l’organisation du social a remplacé l’antinomie antérieure qui séparait l’ancienne vie privée familiale et l’activité politique. Dans l’espace de la mondanéité, s’entrecroisent les membres d’une communauté complexe qui admet la concaténation d’intérêts et d’objectifs communs. La perdurabilité de cette existence au-delà des générations, dans laquelle, à un moment, les individus se retrouvent liés et avec lesquelles ils se mettent en rapport, constitue cette condition avec laquelle conflue la connexion d’intérêts communs. Arendt conçoit cette organisation d’intérêts dans une société qui s’est libérée de la distance intransposable entre le privé et le public et où le premier a été, d’une certaine façon, submergé par le second. Malgré sa méfiance face à ladite « société de masses », elle soutient que l’apogée de l’activité humaine, qui la fait se rapprocher de l’excellence de la participation des individus à la vie de la cité, correspond au moment où la domination sociale a pu émerger face à d’autres formes d’existence en commun. La permanence d’une réalité plus ample et complexe qui lie et met en relation des individus, des groupes et des structures distincts succède ainsi à la durabilité limitée de la vie familiale et privée. L’évolution de l’univers social et la constitution de la réalité politique présupposent dès lors cette permanence, au même titre que les modalités propres qui la rendent visible. En ce sens, les limitations inhérentes à la garantie de la survie, aussi bien de l’individu que de l’espèce, se situent à niveau qui précède la définition du politique. De ce même niveau doivent faire partie la sphère publique et commune ; ce qui est ici compris dans l’acception de domination de la politique transcende l’intérêt individuel ou un quelconque intérêt commun dont l’importance est déterminée en fonction de l’individu ; c’est la permanence sous la forme de l’image de l’immortalité qui se présente comme la présupposition de la réalité politique et de la constitution de l’espace publique : « Sans cette transcendance vers une potentielle immortalité terrestre, aucune politique, au sens restreint du terme, aucun monde commun ni aucune sphère politique ne sont possibles ». La condition pour la continuation temporelle de l’existence au-delà des limites de la durabilité liée à la subsistance ou à la survie est ainsi l’un des piliers de la détermination du politique. Néanmoins, cette « immortalité » est évidemment une notion d’une certaine façon « restrictive » et non absolue : il s’agit d’opposer la permanence qui donne forme à l’existence publique et politique et la durabilité absolue (éternité). On entend par-là configurer la structure d’une réalité de vie commune et de sa construction. L’existence commune complexe doit durer et devenir visible en tant que réalité publique.

Outre l’opposition entre public et privé, on constate que l’évolution en détermine une autre : le labeur et le travail ou, si l’on préfère, deux faces distinctes du travail : celle qui se caractérise par la fugacité métabolique de la substance et celle qui nous confronte à la durabilité et à la permanence de l’œuvre humaine. Que l’on désigne la première comme travail et la seconde comme œuvre, ou comme labeur et travail, on se retrouve face à la réalité de ce qui est transitoire et renouvelable et de ce qui reste un horizon de création du monde humain et social. Arendt met en lumière cette opposition en dialoguant avec la pensée de Locke, Smith et Marx. En ce qui concerne ce dernier, on peut constater que le sens de l’émancipation des classes travailleuses se transforme, en réalité, en émancipation du labeur face à la nécessité, courant ainsi le risque de créer une situation de liberté improductive. La capacité productive serait ainsi dissolue dans la stricte nécessité de la consommation, ce qui aurait pour conséquence l’évolution de la société massifiée vers une société consommiste et encline au gaspillage. Malgré les conditions limitatives que nous impose l’état actuel de la société massifiée en ce qui concerne son développement durable, l’intuition d’Hannah Arendt conserve toute sa pertinence. La permanence du travail ou de l’œuvre s’oppose à la fertilité du labeur, actuellement restreinte par l’épuisement et l’exploitation déséquilibrée des ressources naturelles. Si le labeur intensifie sa force vitale, le travail et la création d’un monde avec des objectifs durables permettent de développer la productivité de cette force. Arendt se sert de la confrontation entre labeur et travail pour montrer l’inscription de l’activité humaine dans l’évolution de la réalité sociale et ainsi permettre de prévoir la nature de la modernité et de l’ère moderne. L’organisation politique de la société intègre les transformations de ces activités : « La spécialisation du travail et la division du labeur ne peuvent être réalisées que dans le cadre de l’organisation politique, au sein de laquelle les hommes non seulement vivent mais agissent ensemble ».

L’humanisation et la stabilité de l’existence ne peut être déterminée que par l’œuvre qui perdure et qui donne forme au monde ; la vacuité de la consommation qui, en aucune façon, ne nous permet de prévoir une libération constructive de l’emprisonnement imposé par la nécessité, succède à la fertilité émergente du labeur, générée par l’émancipation de cette activité. L’idéal de liberté, limité au sens de l’évolution libertaire face à la nécessité, pourra avoir pour conséquence une nouvelle forme d’emprisonnement de l’individu : son confinement à l’intérieur de la logique de consommation[6].

La création des produits du labeur et du travail, consolidée par ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui la « logique de la création de richesse », donne également un sens à l’idéal politique et idéologique de l’organisation de la société. Les produits du labeur et du travail sont subordonnés à des mécanismes organisés d’appropriation, de distribution et d’échange de la richesse. La signification politique de ces mécanismes ou dispositifs sociaux ne peut être ignorée ; elle est constituée par les différentes perspectives politiques ou idéologiques (libérales ou non libérales). Arendt se préoccupe davantage de la réflexion sur le destin de la modernité que de la réflexion sur cette signification politique. Il s’agit de penser ce destin, en essayant de décrire cette orientation illusoire de la modernité ou de « l’ère moderne ». Si, d’un côté, on doit se prémunir contre la tentative de dissocier ce sens de la modernité du sens politique de l’appropriation du produit du travail et de la richesse (en prenant en compte les idéaux qui les alimentent), de l’autre, il est licite de le remettre en question en confrontant les différents modes de concevoir l’effort et le travail humain. Il est donc nécessaire de comprendre les conséquences du fait que le labeur se substitue au travail et de constater le fait que la précarité et l’instabilité succèdent à la durabilité et à la permanence.

Le travail instaure la durabilité de l’artifice, libérant l’être humain du cycle biologique implacable et naturel lié au labeur. Cette libération empêche l’enfermement de l’existence dans la subjectivité et dans la perpétuation stricte de son activité. L’improductivité subjective s’oppose à l’objectivité du monde, qui permet la production des choses qui peuvent être utilisées et réutilisées dans le temps. La réification, comme résultat de la fabrication et de l’artifice, permet de comprendre cette objectivité du monde. La réification contribue à faire sortir de la stricte subjectivité. Le prix à payer pour cette opposition entre l’objectivité du monde et la subjectivité (associée à l’activité du labeur), c’est la domination de la nature, qui mène à sa destruction[7]. Aujourd’hui nous savons que cette destruction trouve son origine dans le pouvoir négatif d’une technologie qui surgit comme l’exposant maximum de la réification. Le pouvoir de la réification se multiplie alors que celui de l’activité du labeur se répète. Le pouvoir de la multiplication est plus implacable et impositif que celui de la répétition ou de la perpétuation cyclique. La productivité ou le pouvoir de la production et de la fabrication d’un monde stable et durable possède ainsi cette dimension négative qui se juxtapose à l’évolution, également négative, de la société en tant que société massifiée, consommiste ou « moderne ». La fusion atomique (en tant qu’artifice exemplaire du pouvoir de la technologie sur la nature) peut nous fournir un exemple possible de la négativité de la multiplication par opposition au cycle de la vie organique et naturelle qui se répète ou semble se répéter sans fin. Bien qu’elle ait ce pouvoir à l’esprit, Arendt préfère surtout se servir de l’opposition entre l’utilisation d’instruments et celle de machines. Tandis que dans le premier cas on se trouve face à l’impossibilité de dominer la nature, dans le second on perd la contigüité entre la « main » et l’instrument de travail ; on constate alors une discontinuité qui, à long terme, mène à la substitution du labeur et de sa force par le travail. Le plus grand risque de cette substitution n’est pas seulement la possibilité que l’être humain s’aperçoive que les machines et la technologie le dominent, mais qu’en dernier recours, elles pourront aller jusqu’à détruire le monde de l’artifice et la nature qui a servi de support à la création de cet artifice. Dans ce cas, la machine cesse d’être au service de l’artifice humain et se révèle être une menace qui ne doit pas être prise à la légère. La domination et l’imposition d’un pouvoir sur la nature donne naissance à une capacité de destruction qui pervertit la relation de l’humain avec l’artifice et la technologie. On perd le sens positif de cette relation et de la finalité de la machine et de la technologie. La perte du sens de la finalité de la technologie, qui s’inscrit dans une perspective d’utilité immédiate d’un pouvoir de fabrication d’un monde de choses (qui peuvent même être menacées de destruction), conduit à la simple succession de moyens ou même de fins qui deviennent ensuite des moyens subordonnés à d’autres fins en principe plus élevées. Avec cet exemple, Arendt entend illustrer la perte du pouvoir de l’humain sur la machine et la technologie destructive. Si, en dernière analyse, on prétend servir l’humain et ses intérêts utilitaires, on finit par perdre l’effet bénéfique de ce projet une fois que la machine et la technologie acquièrent ce pouvoir destructeur. Ce dernier ne découle pas simplement de la capacité de la machine et de la technologie mais il apparaît également à partir du moment où le principe utilitaire qui découle de l’activité du faber prétend s’emparer du monde et des choses pour les mettre à son service. La faber aspire à dominer les choses et la nature et, pourtant, il se retrouve pris au piège de cette menace qu’elles finissent par représenter pour elles-mêmes. Le fait de considérer que les choses (et l’utilisation que l’on en fait) doivent être subordonnées aux intérêts utilitaires de l’homo faber représente toujours un risque, auquel vient également s’ajouter la dévalorisation intrinsèque du monde et des choses que cette disposition implique. Cette considération n’est possible que parce que l’humain a dévalorisé le monde et l’objectivité des choses, en les mettant à son service. Nous sommes, pour cette raison, face à une détermination anthropocentrique dénoncée, à juste titre, par Arendt, après la prudence dont fait preuve la pensée classique.

La constitution de l’objectivité du monde et de la permanence des objets donne un sens nouveau à la fabrication et à l’activité de celui qui produit. La différenciation entre l’activité et le résultat facilite la distinction entre ce qui perdure et ce qui ne dure pas. Ce critère est plus important que l’utilisation que l’on attribut aux produits que l’on fait ou que l’on fabrique[8]. La possibilité d’échange permet de valoriser les choses et de donner un sens plus élargi à leur utilisation. Cette valorisation (qui est variable et non pas rigide ou absolue) conduit également à l’accroissement de l’importance du processus même de production ou de fabrication. Tous les produits, qu’ils soient issus du labeur ou du travail, acquièrent cette valorisation en fonction de leur possibilité d’être échangés et cela implique que la durabilité (ajoutée à la possibilité qu’ils soient estimés et acquis publiquement) des produits du travail les rende plus précieux. Arendt se sert de cette caractérisation du produit de l’effort et du travail pour établir une généalogie de la valeur de l’utilisation et de l’échange. A travers elle, il est également possible de comprendre la finalité réelle ou apparente de l’activité humaine, étant donné que, dans le premier cas, on établit les principes concrets de la vie active et que, dans le second, des fins se subordonnent à d’autres fins, les transformant ainsi en moyens d’atteindre d’autres fins plus élevées, qui pourront conduire à une fin suprême.

Le travail, le labeur, la fécondité, la tangibilité et la permanence se conjuguent afin de donner forme à la configuration et aux mutations de la sphère politique. La méfiance d’Arendt face à la finalité de la praxis du marxisme est due à la proximité entre ce dernier et la logique de consommation et du cycle de survie qui, à la limite, est similaire à la logique de la simple subsistance organique. Il s’agit là de la caractéristique principale du projet marxiste, bien que dissimulé sous la masque d’un perfectionnement futur et d’une élévation des formes d’existence sociale. Son intérêt est surtout de se rapprocher d’une image de la réalité qui ne doit pas être tronquée, ni noyée dans une logique stérile ou par une rationalité subjective et aliénante. La génération circulaire de la richesse ou du pouvoir n’enrichit pas la liberté et la créativité de l’action, elle se limite à obéir aux cycles dans lesquels les fins deviennent des moyens qui, à leur tour, se transforment en d’autres fins. En termes économiques, ce cycle peut être exprimé à travers l’accumulation et l’appropriation de la richesse. La défense de l’autosuffisance de ces objectifs dégrade l’image moderne de la société. Si cette logique implacable n’est pas déconstruite par les effets positifs de l’imprévisibilité de l’action, c’est la liberté elle-même, nécessaire à l’action civique, qui peut être en cause. La force créatrice et la réalisation ajustées à cette liberté ne peuvent être restreintes par la recherche constante de la richesse par la richesse et du pouvoir par le pouvoir. Les efforts de la liberté se retrouvent marqués par la vulnérabilité propre à ce qui est nouveau et imprévu, mais ils ne doivent pas être négligés par l’objectivité froide et stérile du labeur. Faire coïncider la libération sociale et le projet émancipateur devant la nécessité appauvrit la portée politique de la participation des individus à la société. Des catégories et des indicateurs comme la subsistance, la répétition, la multiplication, la perpétuation et la création font partie d’une synthèse politique de l’évolution de la réalité sociale. Malgré la méfiance d’Arendt face aux métaphores et aux catégories biologiques et organiques, il est licite de constater que ces catégories permettent de concrétiser une lecture biopolitique de l’histoire et de la formation de la société. Les catégories qui peuvent être considérées politiques, comme le pouvoir, la gouvernance, l’action et la liberté, établissent une relation stricte avec celles qui semblent exprimer les mutations vitales d’un organisme complexe comme la société. Il ne s’agit pas de reprendre l’idée d’une réalité sociale tirée de la compréhension de la vie organique, idée qui pourrait nous réorienter vers l’illusion d’un pseudo-objet de la connaissance scientifique, mais plutôt de constater que l’univers social et du travail évolue à partir d’indicateurs qui correspondent au parcours pénible et lent qui a cherché et qui cherche encore à libérer l’homme de l’assujettissement imposé par la nécessité.

La dynamique de légitimation des relations sociales de pouvoir exige la contribution d’une action politique qui s’éloigne de l’entreprise individuelle ou simplement égoïste. La durabilité de cette action, ajoutée au résultat du travail humain, permettent de contrarier l’éphémérité des projets basés sur une finalité limitée. L’action libère l’homme du cycle de subsistance et de mortalité. Comme nous l’avons vu, cette libération part de la conscience ou, pour ainsi dire, de la perception de la finitude qui possède un registre ontologique dans différents systèmes de la tradition philosophique. Mais la même libération fait appel à son protecteur légitime, un sens rénové de la participation civique qui doit se manifester dans toutes les sociétés (y compris celles qui se qualifient de libres). Bien que, dans son œuvre Condition de l’homme moderne, Arendt distingue la natalité comme catégorie politique, par opposition à la mortalité (mise en valeur dans son essai sur la violence), on comprend que cette référence favorise la puissance ou la vitalité de l’action et de ses vertus politiques, mais elle n’est pas incompatible avec la recherche de la permanence et de la perpétuation de la société que la disparition individuelle doit favoriser.

Que l’on privilégie la référence aux dispositifs qui interviennent dans la vie sociale par le biais de l’action de l’état ou par la voie directe des institutions ou des partis, que l’on prenne en compte le paradigme totalitaire ou la coexistence toujours facile au sein d’un univers pluriel et démocratique, il existe une connexion entre la vie et la mort (ou mortalité). La signification courante du paradigme biopolitique est précisément celle-là. La pensée d’Arendt, marquée, dans une large mesure, par l’Holocauste nazi et par les incompréhensions et les difficultés épistémiques que celui-ci a générées et génère encore, ainsi que par la possibilité d’un autre Holocauste, rendu possible par le développement technologique, oriente inévitablement l’existence humaine non seulement vers le croisement de l’oppression et de la libération, de la dérégulation du pouvoir et de son organisation rationnelle, mais également vers celui de la vie et de la mort, de la survie et de l’annihilation. Que l’on situe l’occurrence de la violence, de la domination ou du mal à n’importe lequel de ces croisements, c’est de l’existence, ou vie humaine, et de ses modalités spécifiques d’organisation plurielle ou non plurielle qu’il s’agit, et c’est dans ce sens que l’on peut l’envisager dans la perspective biopolitique.

Notes

[1] Hannah Arendt, As Origens do Totalitarismo (trad. Port.), Dom Quixote 2004, p.587: «L’apparition d’un mal radical auparavant ignore met fin à la notion de développement et de transformation graduels des valeurs.»
[2] Le témoignage d’Eichmann à propos de Rodolf Höss montre la perception que le commandant d’Auschwitz avait de son travail : «Il se considérait lui-même comme un fonctionnaire chargé d’une tâche bureaucratique désagréable.», cf. Léon Poliakov, Auschwitz, Gallimard, 2006., p.237.
[3] Ibid., p. 28: «A Auschwitz, il est arrivé une chose avec laquelle nous ne pouvons toujours pas nous réconcilier. Aucun de nous.»
[4] Hannah Arendt, Compreensão política…, p. 120: «Il est aussi nécessaire de punir les coupables que de savoir qu’il n’y a pas de châtiment à la hauteur de leurs crimes.»
[5] Hannah Arendt, Eichmann…, p. 105: «Plus on l’entendait, plus on s’apercevait que son incapacité à parler était intimement liée à son incapacité à penser – et, notamment, à penser le point de vue de l’autre.»; Hannah Arendt, Responsabilidade e juízo…, pp. 143 ss
[6] Idem, ibid., p. 155: «La consommation exemptée de douleur et d’effort ne changerait pas – elle ne ferait qu’augmenter – le caractère dévorant de la vie biologique, jusqu’au moment où une humanité entièrement « libérée » des chaînes de la douleur et de l’effort puisse « consommer » le monde entier et reproduire chaque jour tout ce qu’elle désire consommer.»
[7] Idem, ibid., p. 179: «(…) L’homo faber, créateur de l’artifice humain, a toujours été un destructeur de la nature.».
[8] Idem, ibid., p. 203: «La durabilité, unique critère qui détermine si quelque chose peut exister en tant que chose et perdurer en tant qu’entité distincte, reste le critère suprême, malgré le fait que l’on ne produise plus de choses adaptées à l’utilisation mais produites pour être “emmagasinées dès de départ en vue d’un échange futur.”»